Alors. Le billet est certes un peu long. Mais c'est vrai que mes articles les plus longs sont les plus lus, mais rien ne vous y oblige.
L'anecdote. Au cours d'une visite, d'un voyage, dans un livre, un film il y a toujours quelque chose qui saute aux yeux, un petit quelque chose qui vous interpelle, une ambiance, un parfum fugace ou bien encore un détail, anecdotique certes, mais qui restera une émotion, point d'ancrage dans votre mémoire en rapport avec le lieu, cette œuvre ou même cette personne. Et ce petit rien, cette anecdote se déniche partout, au détour d'une ruelle à Barcelone (Lien), ou dans une riche villa comme la villa Ephrussi de Rothschild (Lien), ou même dans une chapelle si magnifique soit-elle comme la Sainte-Chapelle. Ou dans un improbable ailleurs.
Jack B. Yeats
Londres 1871-1957 Dublin
A propos d'écrire une lettre ou peut-être mieux traduit : Sur le point d'écrire une lettre
1935
Huile sur toile
Une grande partie de l'œuvre artistique de Yeats des années 1930 fait écho à ses propres efforts littéraires. Ce sujet est tiré d'un recueil de poèmes du XIXe siècle intitulé The Fancy, écrit par John Hamilton Reynolds sous le pseudonyme de Peter Corcoran. Dans le livre, un jeune homme se retrouve déchiré entre l'amour de sa fiancée et l'attrait d'un style de vie capricieux. "The Fancy" était un terme collectif appliqué au XIXe siècle à la boxe, un sport pour lequel Yeats avait un intérêt particulier.
Acheté en 1964 (Shaw Fund), NGI.1766
"About to Write a Letter" Cette lettre, anecdotique dans le tableau m'appelle. Oui ce tableau m'a tout de suite interpelé, déjà par l'opposition marquée des couleurs, ce rouge vermillon de la nappe versus le vert de la tapisserie mais aussi par le fort contraste des tonalités entre le visage blafard de l'homme et son costume noir, aussi l'ombre totale qui masque le sol. Si élégant soit-il l'homme est lugubre. Il se dégage de cette peinture une curieuse ambiance, Anecdotique
Certes car perdue au milieu de toutes les peintures de la National Gallery of Dublin. Anecdotique oui c'est le mot, alors, le tableau m'intrigue.
Je cherche la lettre, elle est là posée sur la table, on ne sait si la page est blanche - le trait du pinceau de l'artiste est expéditif - je la suppose encore vierge: la plume semble être sur le porte-plume et le titre de l'œuvre n'est-il pas Sur le point d'écrire une lettre ?
Je m'interroge : Pourquoi ce personnage (que je vais appeler Peter parce que vous ne pensez pas que je vais à chaque fois taper personnage) pourquoi Peter est-il debout ? Je ne crois pas qu'il va écrire sa liste de courses (il se dirige voir ce qui reste dans son frigo) non.
Non. Cherche-t-il l'inspiration ? je ne pense pas, d'ailleurs ne regarde t-il pas cette lettre fixement ? le tableau date de 1935, et à l'heure où vous me lisez, il la regarde toujours, hum donc non.
A bien y regarder, il est en mouvement, plus que des mouvements d'un tai-chi quotidien, je pense plutôt que Peter fait les cent pas,
Il réfléchit, ça l'énerve,
Il en a poussé violemment son fauteuil en bas à gauche pour éviter tout obstacle gênant,
être face à face avec cette lettre.
Debout,
Comme pour un duel , c'est une affaire entre elle et lui.
C'eût pu être l'attitude tant relatée de l'écrivain hésitant, en manque d'imagination devant la page blanche mais en fait c'est pire, il cherche une manière efficace de réponse dans ce duel: l'angle d'attaque, nous sommes au début du combat.
L'atmosphère est tout aussi dramatique que la face pâle (aussi pâle quand j'y pense que les gaufres de mon gaufrier un peu lent à chauffer alors forcément quand j'ouvre j'ai deux gaufres pâlottes, oups là je digresse) la face pâle de Peter est tragique et cette lumière du jour masquée par l'opacité des rideaux rouges, retient mon attention, cette obscure clarté comme disait Corneille n'instille aucune joyeuse humeur mais indique plutôt la volonté du peintre de placer Peter dans un environnement très intime, solennel. Tirés les rideaux, fermée la porte, éteintes les bougies et la télé: Peter veut focaliser toute son attention sur cette fichue lettre qu'il n'arrive pas à attaquer (c'est le mot). L'heure semble grave, il fallait composer.
Sur ces très intelligentes mais vaines analyses, je me suis dit qu'il fallait donc que je lise "The Fancy", écrit par John Hamilton Reynolds alias Peter Corcoran, puisque le sujet, dit le cartel du tableau, en était tiré.
Lire "The Fancy". (Ah mince pas d'édition française flute.) Lire "The Fancy" ne m'était pas très emballant mais une fois plongé dedans et accepté le thème et le format - m'être résigné en somme - j'ai trouvé - moi qui ne suis aucunement littéraire - la lecture comme assez curieuse.
Deux maisons d'éditions ont imprimé ce bouquin l'une, Taylor & Hessey en 1820 dans lequel John Hamilton Reynols écrit sous le pseudonyme de Peter Corcoran:
The Fancy, a selection from the poetical remains of the late Peter Corcoran of Gray's Inn, student at law with a brief memoir of his life.
La seconde, Elkin Mathew en 1821, où John Hamilton Reynols est cité comme étant l'auteur:
The Fancy By John Hamilton Reynolds With a Prefatory Memoir and Notes by John Masefield And Thirteen Illustrations by Jack B. Yeats
Cette seconde version est illustrée par notre peintre Yeats ! J'y plonge. D'ailleurs la première illustration m'encourage: voilà Peter Corcoran en train d'écrire bon ok il est au lit et non dans une posture aussi combative que dans le tableau mais tout de même ça m'encourage.
John Hamilton Reynolds est un écrivain du début XIXe à Londres. Il écrit dans des journaux et publie des recueils de poèmes (Le Jardin de Florence). Ce qui est notable c'est qu'il est l'ami de John Keats.
The Fancy, traduisez une envie, un caprice, une fantaisie, mais je préfère la définition de l'écrivain :
Fancy est un terme pour toutes les canailleries. Là,
The Fancy est la boxe.
À l'époque, la boxe était un sport populaire en Angleterre, bien qu'illégal. Les combats attiraient des spectateurs de toutes classes sociales et de nombreux ouvrages lui sont consacré comme “Boxiana” ou bien "Tom Crib's Memorial to Congress" c'est donc dans ce contexte que Reynolds écrit “The Fancy”.
Moi qui ai dans ma jeunesse davantage étudié le tableau périodique de Mendeleïev que la littérature (et surtout anglaise !), je n'ai pas la lumière à tous les étages dans ce domaine et je dois vous dire qu'en plongeant mon nez dans ce livre ce n'est pas un sentiment d'exaltation qui a soufflé les brumes de mon cerveau mais à défaut de le comprendre pleinement, il m'a bien amusé. The Fancy est un assemblage curieux de pièces burlesques, comiques, lyriques et de poèmes sérieux (ironiques ?) toutes à la gloire de la boxe: en un mot: extravagant. Malgré la beauté de certains poèmes, on n'en est pas loin de penser qu'il s'agit d'une œuvre satirique à l'égard de la littérature pugilistique qui faisait flores à cette époque.
Mais tout de même : la curiosité aidant, j'avais mis donc le nez dedans, je me devais d'aller jusqu'au bout de mon enquête : de quel sujet Peter allait écrire sur cette page blanche ?
Je ne sais pas vous mais moi, j'attaque un livre par le 1er chapitre : je saute la préface quitte à y revenir ensuite si le livre m'a plu. Je dis ça car j'y reviendrais.
Le livre commence par une espèce d'opéra burlesque
" KING TIMS THE FIRST: AN AMERICAN TRAGEDY. "
L’intrigue de la pièce: Tims, ancien boucher anglais, avait emmené sa femme, son fils et un entrepreneur de pompes funèbres nommé Hatband dans une colonie isolée de l’Illinois, où M. Jenkinsop, en faillite, sa femme et sa fille Jemima les rejoints. ça commence par Jemima qui désire un homme, "même indien"
Humour absurbe et gras:
"Je suis amoureuse, mais je n'ai pas
d'amant pour moi ;
Si les sauvages n'étaient pas
assez sauvages pour ne pas me courtiser !
À moins d'être mariée, je ne peux pas être
heureuse épouse ou veuve. L'un ou l'autre m'est égal !
Tol de deriddle lido !
Tol de rol, etc.
J'ai un pédé ici,
Oui, et un bien vilain...etc.etc."
Elle jette ensuite son dévolu sur le fils Anthony Tims . Discours romantiques mais pompeux.
On apprend que celui-ci s’était délecté des combats de chiens, des combats de taureaux, de la boxe. Le Père Tims (devenu Le Roi Tims 1er, ne me demandez pas pourquoi, je n'ai pas compris, j'ai dû loupé quelque chose) et Jenkinsop, pensant qu’ils se trompent mutuellement, entament des relations amoureuses illicites chacun avec la femme de l’autre. A la fin, le Roi Tims découvrant l’infidélité de sa femme, assassine Jenkinsop ainsi que les deux femmes et se suicide.
Humour grotesque :
Reine Tims:
Nous avons faim, s’il vous plaît à Votre Majesté ; et boire ne nous rendra jamais moins affamés, à notre avis !
Roi Tims:
Venez à notre droite, Reine ; Hatband, approchez-vous. Parlez, Mme Tims ; ouvre ton mug*, ma chère ; Les bouches ici sont faites pour parler, et non pour manger. Nous ne nous asseyons pas, car nous n’avons pas de siège.
* mug: bouche.
Humour macabre :
Le Roi:
Mes yeux se troublent, la lumière dansante meurt, baisse la lumière ; Madame, bonne
nuit ! [le roi meurt.]
Jenkinsop:
Il est parti, comme certains meurent dans la boue ! Il est pour une charrette de viande froide *, et moi aussi : Sortez, bande de chats ! Vous nous avez manipulés ! [Jenkinsop meurt.]
[La Reine et Mme Jenkinsop se prennent la main et s'allongent près de leurs époux respectifs.]
*Une charrette de viande froide, un corbillard."
Je n'irais pas plus dans les détails et pourtant il y aurait beaucoup à dire excepté , excepté ! Ce qui m'intéresse: aucune relation avec le tableau "Sur le point d'écrire une lettre"
Après cette pièce loufoque, s'en vient un long poème de 53 strophes
"LES CHAMPS DE TOTHILL : UN FRAGMENT."
Là, je dois avouer encore que je n'y ai tout compris à part considérer ces strophes comme une description de sa situation de pauvre poète, admirateur de la boxe, et autres combats des chiens, ours et blaireaux, l'auteur explique le titre:
Ces champs de Tothill sont, pour les connaisseurs, généralement connus sous le nom de Tothill Downs. C'est quelque chose de plus romantique ...
... C'est là que se sont déroulées d'anciennes batailles d'appel: c'est Tothill Fields.
présente son héroïne Bessy ("au mieux"):
Mon héroïne s'appelle au mieux Bessy, une créature très rieuse et rosée. Le nom plus romantique de Rose ou Jessy était dû, sans aucun doute, à sa douce nature. Ses cheveux sont ce que l'école cockney appelle des tresses ...
et lorsqu'il a fait le tour de ce qu'il avait à dire nous quitte:
Je vais donc m'arrêter à l'écurie de Fancy,
où Pégase est amené à appâter ... Il est assez tard : demain après le petit-déjeuner, vers dix heures,
comme dit Macheath, je reprendrai la route.
Dans le site internet de Exclassic ce long poème est résumé à ceci : "un fragment épique en ottava rima, intitulé The Fields of Tothill, dans lequel l’auteur divague à la manière byronienne et s’arrête, fatigué de sa tâche, avant d’avoir commencé à peser son histoire".
Je passe aussi cette partie donc car je n'y n'ai trouvé trace de "la lettre de Peter".
Vient ensuite une série de 10 poèmes. Autour de la boxe évidemment, et le premier réapparait un prénom déjà lu dans le long poème de Tothill précédent : Kate
Strophes à Kate,
lorsqu'il comparaît fortuitement devant elle
« Un œil au beurre noir lors d'une récente bagarre,
« Car parfois, il faut boxer sans masque. »
DON JUAN.
Tout puni et repentant, à genoux,
je m'incline devant toi, Kate, pour éviter un adieu :
Oh, que tes yeux, mon amour, ne me regardent pas d'un air noir,
car les miens sont forcés de te regarder d'un air noir.
Suis-je pire à tes yeux, parce que je suis pire à mes propres yeux ?
Les femmes doivent-elles punir, tout comme les hommes ?
Je pensais que tu aurais apporté, quand tu m'as trouvé
seul,
Opodeldoc et des sourires, pour me remettre sur pied.
L'opodeldoc est un liniment médical pour soigner les coups, on comprend ici que l'homme rencontre sa dulcinée au sortir d'un combat et qu'il a les yeux au beurre noir: aveu irrécusable qu'il boxe mais rien au sujet d'échange épistolaire entre Peter et Kate.
Bref, j'arrive au bout du livre et je suis un peu dans cette position ci-dessous :je n'ai rien à rapprocher au tableau de Jack B. Yeats.
Il me reste à lire l'introduction de Masefield et la préface de Reynolds, je commence par cette dernière, on ne sait jamais elle peut me mettre sur la voie.
La préface est écrite par l'auteur J.H. Reynolds sous le pseudonyme de Peter Corcoran. (Peter Corcoran est aussi le nom d'un boxeur reconnu, mort avant que Reynolds ne naisse)
J.H. Reynolds dans cette préface va nous raconter la vie de son Peter Corcoran jusqu'à sa mort, son Peter Corcoran à lui, étudiant en droit, personnage imaginaire donc mais inspiré de sa propre vie: il le fait naître à la même date et au même lieu que lui-même mais ne le fait pas mourir à la même date (il y met de l'humour, moi aussi). Je ne vais pas vous faire un résumé de cette biographie, il y met de l'humour, disais-je,
"Shrewsbury, une ville peu réputée pour ses hommes de talent ou de génie, mais proverbiale pour l'orgueil et l'arrogance de ses habitants et pour l'excellence de ses gâteaux."
Juste vous dire qu'il était donc amoureux d'une femme (dont il a transposé le prénom en Kate dans son bouquin). Mais en tombant par hasard sur un combat de boxe, il se passionne pour the fancy - la boxe - et délaisse sa belle. Celle-ci le quitte et lui, rongé de remords, essaie de la reconquérir d'où arrivent des échanges de lettres ! Ah ! lettres ! ah ! pétard ! enfin la lumière dans ce long tunnel !
Dans cette préface J.H. Reynolds fait écrire à Corcoran une lettre à Kate que voici :
Traduction google qui je suis sûr manque de perfection
« MA CHÈRE KATE, » Je vous assure que je ne mens pas quand je dis que je regrette que ma dernière lettre vous ait été si sévère. Vous avez cependant riposté avec brio. Vous avez frappé mes jambes de pugiliste, fait perdre pied, vous m'avez plié en deux, ma lettre et moi, d'un seul coup, et vous m'avez littéralement terrassé.
Et bien que (comme cela peut servir à le démontrer) vous ne m'ayez pas complètement « défait», vous voyez que je me remets au travail avec beaucoup de langueur ; et ce sera probablement le dernier round où je me présenterai devant vous dans une attitude de mouvement. Vous êtes trop forte pour moi. Je ne suis qu'un poids léger, et vous avez trop de gravité. Mes ralliements ne servent à rien. Si je porte un bon coup, cela ne se répercute pas sur vous. Vous êtes trop bien défendue. Je gaspille mon esprit et mon souffle en vain : si j’essaie de planter un crochet sur vos côtes qui vous fera trembler les flancs, vous vous moquez de moi, au lieu de vous moquer avec moi ; et finalement, vous m'avez envoyé une lettre par la poste qui me fend la mâchoire et me fait tomber. Impossible de tenir tête à un client du rhum* tel que vous. Je me garderai donc désormais d'un tel châtiment.
« Hélas, pauvre Fancy ! Si ses fleurs rencontrent un accueil aussi glacial dans le voisinage de sa propre Moulsey, elle pourrait tout aussi bien (comme le crocodile de Lord Castlereagh) mettre ses mains dans les poches de sa culotte, ou les utiliser à d'autres fins, plutôt que de les serrer en poings. Elle ferait mieux de découper immédiatement ses gants en mitaines et de passer ses doigts dans des bagues, au lieu d'y aller elle-même. »
* "client du rhum" : Un adversaire coriace duquel il faut encaisser une raclée ou en donner une.
Voyez-vous toutes ces expressions liées à la boxe ? riposté avec brio - dernier round - poids léger etc. etc... C'est exactement comme j'ai ressenti l'atmosphère en regardant ce tableau et scruter l'attitude du personnage ce qui rejoint mes premières pensées du début:
Il réfléchit, ça l'énerve,
Il en a poussé violemment son fauteuil (en bas à gauche) pour éviter tout obstacle gênant,
être face à face avec cette lettre.
Debout,
Comme pour un duel, c'est une affaire entre elle et lui.
Oui, il y a beaucoup à lire et je ne vous en veux pas si vous avez lu en diagonal. Juste à rajouter que cette littérature anglaise a été traduite par google et que donc toute la beauté, la poésie qui aurait dû en émaner se sont malheureusement estompées.
A + !
M'ont bien aidé:
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