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mardi 8 décembre 2020

Allez savoir pourquoi il y a des gens

 Allez savoir pourquoi il y a des gens qui vous revienne en mémoire.

Il y a des gens dont vous n'avez plus de nouvelles parce que vos routes se sont séparés et chacun, la tête dans le guidon, a pédalé sans en faire grand cas, ou bien la route de ces gens s'est brutalement  interrompue.

Allez savoir pourquoi il y a des gens qui vous revienne en mémoire à des périodes précises, souvent là où la route s'est arrêtée. Et moi, j'aimerais qu'il en reste quelque chose, un soupçon de souvenir saupoudré là dans le tumulte du net. 




Najib

Il m’attendait toujours sur l’avenue bruyante, surchargée de camions, qui borde la cité. Son imposante stature s’était plantée là, sur le trottoir, immobile, insensible à la pollution routière.

Najib était comme on dit « un homme enveloppé »,  il ne l’avait pas toujours été. Jeune, il visitait régulièrement une salle d’haltérophilie et était musclé,  m’avait-il dit. Mais maintenant son corps subissait les méfaits de son alimentation déséquilibrée et peut-être de ses gènes; il avait un visage aux traits grossiers, fendu d’un large sourire flasque qui reflétait pourtant une véritable bonté. Des mains de catcheur qu’on hésitait à serrer, ce qui n’était plus mon cas: passée notre première entrevue, Najib m’embrassait maintenant comme on embrasse un cousin.
Mais que fallait-il craindre le plus de la main ou de l’étreinte de ses bras énormes qui vous aplatissaient contre son torse ? j'avais l'impression d'être une peluche à qui l'on faisait un câlin.

Il monta dans la voiture et, bien avant de fermer la portière, me répétait en criant dans l’oreille : PHILIPPE !!!! SALAMALEKUM !!!! ça va ? vite démarre, DEMARRE !! met le signal (pour lui, le clignotant : il n’avait pas le permis de conduire) !! là, DROITE, gauche au feu !! la famille ça va ?  STOP c’est rouge, c’est bien… VERT !! et le fils ça va ? Ton président qu’est-ce qu’il fait, c’est bien qu’est ce qu’il fait, etc.
Pas la peine pour l’instant de tenter de répondre … juste acquiescer… sourire… et puis éclater de rire : vous aviez oublié ?! Bienvenue à Mohammedia !
Le flot de paroles emplit, remplit la voiture: des conseils de conduite avec les mains obstruent le pare-brise, des questions mielleuses sur la famille, la santé, les nouvelles du Maroc se répandent doucement entre les sièges, mêlées à d’illogiques commentaires politiques comme seul lui peut en émettre, et encore des indications autoritaires sur le parcours que nous connaissons pourtant par cœur, sont projetés à gauche, à droite, accompagnés de gestes de ses gros bras qui vous encombrent la vision, débordent par-dessus la vitre baissée.
Tandis que ses élans inondent l’atmosphère de la voiture, me brouille l’esprit et finissent par me faire rire, une pensée surgit : le trajet est court : Pourrais-je rouler 100 km avec lui ?

Dans la raffinerie, Najib connaissait tout le monde, du directeur au moindre stagiaire, et, de l’entrée à la salle de contrôle, les quelques centaines de mètres à marcher,  duraient une heure, on s’appelle, on s’apostrophe, on s’embrasse, on me présente puis on repart, 10 fois, 20 fois ou peut-être plus encore …c’est d’autant plus pénible que je sais déjà qu’au retour, les équipes de travail auront permutées et que tout sera refait à l’envers : de la salle de contrôle jusqu’à l’entrée de l’usine, on s’appellera, on s’apostrophera…
Le travail achevé, sur la route du retour, c’est le calme, on s’arrête pour déjeuner si c’est midi, toujours dans les même snacks du port : salade de tomates et oignons rouges puis des limandes frites, si imbibées d’huile qu’il vaut mieux les plaquer sur la nappe en papier pour en éliminer une partie et retirer la panure avec les doigts. Mais il en reste encore beaucoup, toute cette huile de friture.

Là, Najib est plus placide quand il mange. L’huile ne lui fait pas peur, il ne mange pas il dévore,  ramasse la  « panure-éponge d’huile » que j’ai boudé en me disant T’en veux pas ?
Toute cette huile de friture.
Toute cette huile de friture.
Alors je m’enquiers seulement maintenant de lui, de sa famille, ses enfants, leur santé à chacun, a-t-il terminé sa maison ? Mais je sais bien qu’il ne la terminera jamais, comme la plupart des gens d’ici. Sa maison.

Najib avait fait construire sa maison, pas dans la Médina, non, mais dans la grande cité du sud qui se répandait et avec elle des milliers de sachets et autres bouteilles plastiques que tout le monde jetait sans égard. Les papiers et cartons eux étaient récupérés par ces hommes qui les amassaient dans des charrettes tirés par des ânes.

La principale avenue était goudronnée, les rues qui la bordaient non. Pas encore (le seront-elles un jour ?) mais quand même des trottoirs.
Et puis plus loin encore de la grande avenue, juste du sable sans trottoir.
Et partout des plastiques, des enfants qui courent, crient et rient autour des vieillards immobiles, le corps recouvert d’une djellaba grise ou brune de berger, accroupis comme eux seuls savent le faire, à l’ombre des bâtiments, accroupis là comme leurs pères les bergers, et les pères de leurs pères…

La maison n’était pas très grande mais très propre,  la porte d’entrée donne sur un vestibule, de l’escalier à gauche, bizarrement on peut voir le ciel.

Najib m’expliqua la première fois que tant que la maison n’était pas terminée, il ne payait pas de taxe et que le deuxième niveau une fois fini serait pour son fils et sa femme, et le troisième si besoin pour sa fille. Pour l’instant, à voir l’état des marches du premier palier, maculées de déjections aviaires, seuls les pigeons étaient locataires des étages. Comme à chaque explication, son sourire se fige, il me dévisage, attendant mon approbation que je m’empresse de lui donner.

Mais que se passait-il quand il pleuvait ? Je n’ai pas posé la question.

Au fond, la cuisine derrière laquelle on devinait l’arrière-cour. A droite un grand salon Marocain avec ses canapés tout le long des trois murs et des tapis partout : Najib frappe sur un canapé, jette des coussins. Viens t’asseoir Philippe. Du  thé ? Sans attendre il part, appelle sa femme, et s’en suit un dialogue en arabe, ponctué de quelques mots français, souvenirs de la colonisation, qui émergent ça et là, gâteaux, France, Marseille…

Je reste seul, et me sens soudain gêné de cet accueil franc, simple. D’où je suis, j’aperçois l’intérieur de la pièce en face : une chambre. Sur des tapis, des matelas et sur ceux-ci des duvets, des couvertures pêle-mêle tout est étalé au ras du sol, partout si bien qu'il n'est pas possible de fermer la porte.  Najib revenu, suivant mon regard, me dira Regarde Philippe, là c’est la chambre des enfants ! Ils ont toujours bien chaud !

La dernière fois que j’y suis revenu c’était pour manger le mouton, la semaine après la fête de l’Aïd. C’est là que Najib m’as dit, Je suis malade, j’ai consulté le médecin il m’a dit : c’est le foie, vous buvez !!  MOI ! BOIRE DE L’ALCOOL !! Jamais j’ai bu !! il m’a donné des médicaments mais y a rien à faire. 

Lors de mes missions suivantes, je n’ai revu Najib qu’une seule fois, assis à son bureau, il était là mais ne travaillait pas, il était très amaigri, c’est moi qui suis venu l’embrasser, qui lui a posé les milles questions qu’il me posait toujours à nos retrouvailles. Mais sans le presser, en attendant patiemment ses réponses, il m’a dit, Philippe, mon foie ça va pas mieux non.

C’est Ahmed qui m’apprit la triste nouvelle quelques mois plus tard.

A + !

4 commentaires:

  1. Ton texte est écrit d'une manière si vive et efficace, cher Philfff, qu'en lisant j'avais l'impression d'ètre là et d'assister aux scènes que tu racontes... Je voyais le paysage et les personnages, écoutais leurs voix... tout en saisissant surtout les sentiments, les émotions, de la gaieté liée à l'élocution exubérante voire physiquement envahissante de Najib, jusqu'à la douleur pour sa disparition, rapportée avec un tact et une sobriété extrèmes, qui se juxtaposent bien à la description débordante d'un Najib (oh combien!) vivant. Finalement ça devient vraiment difficile de l'oublier, Najib, de se détacher de lui, et ça grace à la façon dont tu as été capable de composer cette histoire.
    J'aime bien aussi son titre, qui consiste en la première phrase du récit; ce qui le rend simple, encore une fois sobre, et intrigant à la fois.
    Est-il nécessaire de te dire que j'attends le prochain post?
    Ciao, bonne journée!

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    1. A chère Siu ! que de compliments, que de louanges ! cela me touche beaucoup, et encore plus quand tu me dis avoir l'impression d'y être, oui ça me touche beaucoup mais mes chevilles enflent démesurément et mes chausses de blogueur me font mal aux ripatons: si je n'y prend garde je vais trébucher dans la fatuité, le nez dans mon nombril.
      Je sais aussi mon texte un peu gauche et superficiel mais ça m'a fait tellement plaisir de partager ce souvenir et que l'on puisse l'apprécier. Mais ton si beau commentaire m'a interpelé: Et toi ? quand commences-tu ? Dans quel blog puis-je te lire, toi qui a des compétences - je le sais- et autrement plus affutées que les miennes ? Donc moi aussi je te dis : j'attends le prochain post !

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    2. Mais non, cher Philfff, je n'ai vraiment aucune compétence particulière; tout simplement j'aime probablment parfois comprendre pourquoi un écrit m'intéresse et me plait, ce qui s'est sans doute passé avec celui-ci que tu viens de nous offrir et que j'ai pris un grand plaisir à lire.
      Et en plus... désolée de te décevoir ;-)) mais je n'ai pas non plus de blog: ça fait pas mal d'années, j'avais seulement écrit un peu sur celui qu'à l'époque tenaient mon fils et quelques-uns parmi ses amis. Au début je n'avais envoyé que quelques commentaires pour... solidarité maternelle pour ainsi dire, mais comme ils les avaient appréciés ils m'avaient demandé de faire partie de l'équipe, ce que j'ai accepté de bon gré et qui m'a pas mal amusée, le temps que ça a duré. Voilà, et donc... n'importe combien bienveillant, tu n'auras que mes commentaires à lire, commentaires qui par ailleurs ont la tendance à ètre très (trooop..!) longs, ça c'est un vice que j'avais déjà aux temps du blog de notre amie Michelaise et que jusqu'ici je n'ai pas perdu, ni sur celui de Danielle des "Merveilles" ni sur le tien: c'est probablement le moyen que j'ai trouvé pour d'un coté satisfaire mon besoin de m'exprimer par écrit, et de l'autre m'exercer dans votre belle langue (maintenant plus que jamais, puisque l'Alliance Française a fermé à cause de la pandémie).
      Me voilà à te redire donc que c'est moi, qui attends ton prochain post! :-))
      De toute façon, tu ne m'as pas l'air de quelqu'un qui, de nature, va trébucher dans la fautité, le nez dans son nombril... bien au contraire: je pense que tu devrais t'autoriser (un peu plus) à le faire! ;-))
      A + !

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  2. Un beau portrait! un texte touchant comme je ne m'y attendais pas, plein d'émotion

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